Justification au centre
par Mathieu Provansal
Guacamole queen
Franck Zappa
Parlons technique. Depuis que je le vois faire des photographies, c’est-à-dire depuis 1992, David Giancatarina m’apparaît comme préoccupé de logique, d’une «justification» au sens typographique du mot. Cela ouvre parfois aux questions du cadrage, dans le paysage notamment mais, ici, c’est le centre qui joue. La série des bouquets sur un tourne-disque, intitulée Composition, requiert ainsi l’implicite du vase sans lequel cette série serait tout autre que ce qu’elle est. Il y aurait des fleurs éparpillées, les tiges couchées: le désordre…
Le vase est une des figures canoniques du bouquet et de la nature morte. Le tourne-disque jouit aussi d’une certaine popularité, mais dans l’image animée de préférence. Dans un film publicitaire tourné par Michel Gondry pour Air-France, en 1999, avec l’image de l’avion dans la fenêtre qui se posait sur celle du disque dans l’appartement –ou bien dans Anémic cinéma, de Marcel Duchamp, and so on… Le bouquet et le tourne-disque sont donc antagoniques au même titre que stabile et mobile. Une trop longue statique finissant par produire quelque trouble, il se trouve que le vase est le motif d’une illusion bien connue, qui consiste à placer deux profils nez à nez: la découpe à l’arrière-plan qui en résulte dessine un vase, ou une coupe. Or Giancatarina, précisément, avait réalisé une série de double-portraits sur ce principe, en 1996. Et il y a un point commun entre ces deux vases, celui de l’illusion, et celui de Composition dont nous traitons, c’est qu’il s’agit à chaque fois d’un vase «tourné», au sens qu’il présente un profil identique de côté comme de face, et même de dos, voudrait-on ajouter…
Mouvement de salon. Image paradoxale du mouvement quand c’est une image «fixe», le tourne-disque, moteur et acteur du mouvement des fleurs, paraît immobile sur l’image –affaire de géométrie, de symétrie diamétrale, de disque quoi… Comme le disque, le vase a un centre, c’est un vase «tourné». Le bouquet, au contraire, comme tout bouquet, ignore et dévoie la symétrie axiale originelle de la fleur: l’iris, ordre 3, la rose, ordre 5, le coquelicot (et toutes les crucifères), ordre 4, etc. La fleur, au moins depuis Baudelaire, est un support d’oxymore. Le bouquet, ici, est de convention, coupé de toute adresse ou circonstance, relégué déjà dans le vase après avoir été offert. L’ambiance de l’image est celle du studio de prise de vue, sa référence est celle du salon, et son genre est entre le document et l’assemblage. Le tourne-disque en question n’est pas un «lecteur de CD», c’est un objet à part entière ou presque, en considérant le trait d’union: ce que l’anglais dénomme turntable et, comme chacun sait, quand la table tourne, ce n’est pas seulement qu’elle est ronde –le fait qu’elle soit ronde occasionnant, au contraire, qu’on ne la voie pas tourner –mais animée, mue, par l’esprit. Ce qui nous rappelle ce mot de la cantatrice, marseillaise, Régine Crespin: «Pour moi, cela vaut toutes les preuves de l’existance de l’âme… ou de la voix. Montrez-moi votre voix. Mettez-là sur la table.»* L’illusion, qui n’est pas l’impression de mouvement, mais celle de ce que le vase et la platine ne bougent pas, pourrait bien être l’âme de la photographie –en admettant, par exemple, que l’illusionniste est un technicien de la magie. La photographie nous donne l’illusion que le tourne-disque ne bouge pas : et pourtant il tourne… Est-ce que touner pourrait être « ne pas bouger » ?
Impression de mouvement. Que se passe-t-il exactement : pause longue, impression de vitesse. Cette illusion, c’est ce qui permet à l’empreinte du bouquet de prendre son effet. À ce propos, il est probable que le tourne-dis- que, ayant été supplanté mais non relégué, corresponde plus qu’on pourrait le penser a priori avec le vase, dans une dimension commune d’exposition de l’assemblage; et que sa place soit dans le salon comme dans le studio. Le choix, par exemple, d’un appareil habillé de boiseries, joue un rôle (cf. Richard Artschwager ?) ; transportant le regard non pas dans le passé mais, par le passé, ricochant sur une période à laquelle le bois était encore communément associé à ce qui était l’alors haute technologie répandue dans nos foyers, pour souligner l’antagonis- me de la fleur et de l’appareil électroacoustique. La série présente ainsi plusieurs cas de figure, par convention, et dans la limite des possibilités de variation : une fleur seule, quelques fleurs, un bouquet de fleurs… En fait,
la variation renouvelle surtout notre preception, attise notre attention. Dans le soliflor initial, nous ne sommes pas loin de voir aux oscillations de la tige celle d’une corde de guitare perpendiculaire au tourne-disque, sans aucune cohérence technique –mais non sans unité quant à la signification. Et conformément au parti pris de ces assemblages qui, si l’on doit, honnêtement, les lier à la rencontre fortuite, procèdent en réalité différemment.
De la méthode, c’est ce qui transparaît dans l’exposition partielle, tanslucide comme une ombre, des fleurs en mouvement. Nous ne savons rien de l’image, optique, par laquelle auraient été montrés machine à coudre et parapluie se rencontrant. Ici, c’est d’équerre. Le fil électrique, ombilicalement tortueux puisque source d’énergie de la composition, atteint le bord gauche de l’image à angle quasi droit. Quant à la subtile vitesse de prise de vue, qui pourrait être plutôt une séquence de clichés accumulés, son soin semble avoir été de rendre visible un axe central vertical, centrifuge, autour duquel le motif prétendu, floral, se répartit chaque fois de façon symétrique : une tache de peinture qui se dédouble quand on on plie sa feuille en deux, dessinant comme les ailes d’un papillon.
* Répondant à François Lafon, p. 60 dans Le Monde de la musique N° 133, mai 1990.